Et puis un jour, il y a eu cette touriste.

Je ne demandais rien. Surtout pas. J’avais arrêté de demander depuis longtemps. Ça fatigue, tu sais, de tendre la main. On croit que c’est rien, une main tendue, mais ça te vide. Alors je vivais. Pas forcément heureux, pas malheureux non plus. Libre, surtout. Une liberté rugueuse, une qu’on ne t’offre pas. Une qu’il faut voler, parfois. Pieds nus sur le sable, l’oreille dans le ressac, le soleil sur la nuque. Ça suffisait.

Mais voilà. La liberté, la vraie, la discrète, celle qui ne fait pas de bruit, eh bien, ça dérange. On croit être invisible… et puis : un regard. Le sien. Celui de la touriste.

Elle ne disait rien. Mais tout était dans ses yeux. Noirs, profonds, un peu durs. Comme si j’étais un avertissement. Comme si, en respirant, j’avais volé quelque chose d’essentiel. Un frère ? Une certitude ?

Moi, je ne jure que par le bleu. Le bleu du matin, du lagon, de l’océan quand il hésite entre le ciel et le silence. Le bleu qui répare. Alors ce noir-là, dans ses yeux, il m’a heurté. Frontal. Comme une gifle dans une église.

J’ai pas compris tout de suite. J’ai pas vu l’histoire venir. Et puis j’ai regardé mon bras. Ma main. Ma jambe. Me suis souvenu de mon dos, de mon torse, de mon cou. Et j’ai compris. Mon corps avait parlé.

Les tatouages.

À force de vouloir récupérer mon corps, de le réparer, de le raconter, de le tenir en un seul morceau,j’ai fini par le graver. Partout. Chaque ligne, un pacte. Chaque courbe, une reprise de pouvoir. Un peu comme ces cartes qu’on dessine quand on est perdu. Même si on sait qu’on va continuer à errer.

Mais elle, avec ses repères pliés dans son guide en papier glacé, elle m’a vu comme un évadé. Un type louche échappé d’un pénitencier, planqué entre deux cocotiers. Elle voyait des chaînes. Moi, je portais des ancres.

Le cou, par exemple. Là, juste là, une scolopendre. Tenace. Indestructible. Un rappel pour moi-même. Un avertissement tatoué : “plie si tu veux, mais casse pas.” C’est ça, la résilience. L’animal avance, toujours. Il n’a peur de rien. J’essaye de faire pareil.

Dans le dos, une baleine. Pas celle des livres d’enfants. Non. Celle qui vient des profondeurs, des légendes qu’on murmure quand le feu s’éteint. Elle porte les souvenirs de l’eau, elle relie les mondes. Elle nage entre mes omoplates, et parfois, quand je dors mal, je sens son battement.

La main, elle, c’est un hameçon. Sobre. Franc. Dans la culture polynésienne, c’est la chance, l’abondance, la capacité à nourrir. Je l’ai voulu là, au creux du geste. Pour ne jamais tendre la main vide. Pour que chaque prise soit juste.

Le bras, lui, c’est l’errance. Des motifs samoans qui s’entrelacent comme des chemins qu’on n’ose plus nommer. Une carte invisible. Celle des îles. Celle qu’on lit les yeux fermés, avec la peau. Chaque dessin a un nom, un chant. Mon bras, c’est l’histoire que je ne dis pas à voix haute.

Et la jambe, ah… la jambe… Elle porte le tiki. Ou plutôt, sa légende éparpillée. Un gardien ancien. Une promesse tatouée. Gravé là pour me rappeler de rester droit, même quand la vie tord tout. Il me regarde sans yeux, mais je sais ce qu’il dit : “Tiens bon.” La jambe, c’est aussi le voyage. La marche. Le départ, et parfois, le retour. Un paradoxe ? Peut-être. Mais ici, les paradoxes, on les adopte. On les grave. Parce qu’un homme, pour avancer, a parfois besoin d’un encrage.

Les tatouages, ce n’est pas de l’encre. C’est du vécu à fleur de peau. Des silences imprimés. Une mémoire qui ne s’efface pas.

Elle, la touriste, elle n’a rien vu de tout ça. Elle a vu une peau tatouée comme on lit un casier judiciaire. Elle a vu un homme debout, les cheveux longs, et elle a cru à la violence, à la cavale. Peut-être qu’elle a eu peur. Peut-être qu’elle n’a pas compris. Peut-être qu’on ne lui avait jamais dit qu’ici, un tatouage, c’est une prière en marche. Un souvenir vivant.

Moi, j’ai rien dit. Rien demandé. J’allais pas lui offrir mes cicatrices pour Instagram. Je suis resté là, tranquille, à regarder la mer.

Et tu sais quoi ? J’ai mis mon casque. J’ai lancé Shostakovich. Et le lagon, d’un coup, était encore plus bleu que d’habitude.